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Cadarve exquis du Ravage

Le CADARVE EXQUIS (faute de frappe comprise) du Ravage est en quelque sorte l’aventure désespérée de huit impétueux auteurs qui ont, ensemble, rédigé un texte, véritable pyramide où chacun a posé un paragraphe en guise de pierre. Ceci est leur histoire.

 

12 janvier. Une évolution a eu lieu. J’ai noté quelques réactions anormales de mon corps durant les premières heures de la matinée. Mes craintes étaient sans doute fondées. Le contact avec le corps infecté de la bête a laissé des traces et peut-être aurai-je des séquelles. Je préfère ne pas m’avancer et me donner de faux espoirs en supposant qu’elles seront minimes. Il faut que je me prépare. Je pense serrer mes jambes dans des pansements imbibés d’huile de millepertuis. Puis chercher quelqu’un de qualifié à qui je pourrais me confier sans me retrouver immédiatement en danger de mort. Je ne voulais pas l’écrire..... J’ai peur. Peut-être la migration vers un système robotisé aurait-elle été préférable à ça. Plus contrôlable en tout cas ? Je pense continuer ce journal plus assidument, pour garder des traces pour le futur (ou pour d’autres) de ma métamorphose tant physique que mentale. Nous ne sommes pas si loin de trouver des remèdes efficaces. Peut-être serai-je l’élément déclencheur ? La sauveuse de milliers de vies dans le futur ! Un peu d’espoir. Il me reste des choses à vivre en tout cas. J’essaie de ne pas penser à eux tous que je risque de perdre ou de ne finalement jamais revoir. Je l’ai fait..... Il me reste des choses à vivre, c’est déjà ça. Faire avancer la science.


16 janvier. Les relents de millepertuis ont inondé les insomnies qui me tourmentent depuis des nuits. J’ai même ingurgité le fond du flacon dans une crise de douleur, c’était infect. Physiquement, je tiens bon, la partie lésée de ma jambe s’est réduite à une zone de la taille d’une balle de golf, et la purulente ouverture s’est cristallisée en une sorte de croûte rugueuse et reluisante. Dans mes divagations diurnes, je me remémore sans cesse les événements des quinze derniers jours, essayant d’y déceler un sens. J’avais bravé les checkpoints qui devaient soi-disant protéger la population de la pandémie de fièvre noire faisant rage depuis trois ans, mais qui remplissaient aussi et surtout d’autres intérêts. J’avais ainsi rejoint mon oncle Marc, qui, encore activement recherché, créchait dans un squat au nord de Bruxelles. C’était un généticien à la retraite, révoqué d’un grand laboratoire aux moyens démesurés, où il avait travaillé en tant que chercheur en hybridation somatechnique… Petite, c’est lui qui m’avait appris tout ce dont je me souviens encore, de l’histoire à la biologie en passant par le jeu de go. Début janvier, il m’avait appelée après presque deux ans sans nouvelles. Ces années, il les avait passées à investiguer sur l’origine de la fièvre, mais trop vieux et fatigué pour continuer, il avait finalement décidé de sa fin avant qu’une instance hétéronome ne le fasse. Il m’avait alors fait ses adieux, me laissant un attaché-case comprenant ses avancées et un puissant onguent, et me donnant comme unique consigne de suivre la procédure habituelle.


18 janvier. Aujourd'hui, la douleur a presque totalement disparu, ce qui n’est jamais un bon signe. Il n’y a plus aucune trace de la plaie initiale, mais si je venais à vomir, ma seule issue serait l’onguent, et les effets secondaires seraient pires. D’autant que je n’ai pas pu trouver les modifications qu’y a apportées mon oncle, ce qui m’a mise très en colère contre lui ! Mais je m’y préparais. Je m’étais faite à l’idée. Si je voulais faire avancer la science, c’était la seule issue. Cela renforçait la nécessité de trouver quelqu’un et j’ai donc donné tout ce que j’avais pour sortir. Ce n’est que là que je me suis rendu compte à quel point tout était bien pire que ce que je pensais. Alors qu’à l’intérieur, ceux qui en ont arborent des add-ons flamboyants et de qualité, ici les bras rouillent sur leurs porteurs et les muscles artificiels ne répondent plus. Là-bas, les gens se saluent en se disant que les choses finiront par aller mieux, ici les hommes se mêlent aux bêtes, soignés mais défaits. Cela m’a donné une impression étrange, comme si la nature se battait contre la technologie, mais qu’elles allaient toutes les deux perdre. Face à la peste, il n’y a que deux choix : mourir ou changer. Dans ce chaos, il a été difficile de trouver quelqu’un du métier. Je savais qu’il y en avait un certain nombre, comme moi, mais ils se cachent, rejetés de tous. Je n’ai pas pu en rencontrer personnellement, mais grâce à quelques bonnes tournures bien placées, on m’a donné un nom. J’espère qu’il tiendra ses promesses. Je n’ai pas pu y aller aujourd’hui, c’est trop loin et je suis épuisée. On verra mardi.


19 janvier. J’écris depuis la forêt, tapie dans le tronc creux de ce qui m’a l’air d’être un très, très vieil arbre. J’ai marché trois heures à travers des bois plus noirs que dans mon souvenir. À chaque pas, le sang battait dans ma plaie, sans jamais véritablement me faire mal. Elle est présente jusque dans ma respiration. J’ai mis ce qu’il reste de l’onguent dans un petit sac, avec de la viande séchée et des pastilles purifiantes pour l’eau, un vieux téléphone satellite et une boussole. J’ai mis sur mes épaules l’ancienne veste de mon père, celle qui a un col en fourrure et plein de poches que je n’ai jamais réussi à vider. Peut-être y trouverais-je quelque chose d’utile, entre les vieux papiers. Trouver quelqu’un. J’arpente ces bois à la recherche d’une trace quelconque de feu ou de campement. Il n’est pas possible que je sois la seule survivante dans cette contrée. C’est un peu contradictoire, mais j’ai peur de ce que je pourrais trouver… Il paraît que tous les contaminés sont morts ou le seront bientôt. D’autres ont survécu, d’autres ont expérimenté, d’autres ont fui la civilisation et sont toujours à l’extérieur de la Base. Avec le nom, sans la trace, je me suis enfoncée parmi les arbres, les sens aux aguets, et j’ai réussi à m’abriter avant que cette fichue pluie acide ne se mette à tomber. J’attends.


Toute ma vie, j’ai vécu dans les ténèbres. Nos parents nous ont toujours dit de ne pas nous éloigner. Je ne connais que mon coin de forêt. J’ai quelques frères et sœurs, dont plusieurs sont partis explorer les environs, mais ils ne sont jamais revenus. Il paraît qu’avant, la vie était différente, tout était plus clair, plus lumineux. Qu’il y avait quelque chose qu’on appelait soleil, qui éclairait, chauffait la terre, rythmait la vie, les nuits, les jours, les saisons. Seuls les vieux racontent encore ces histoires, aujourd’hui on ne connaît plus qu’une couverture sombre qui maintient tout dans une atmosphère pesante. Cependant, aujourd’hui, dans ma vie monotone, il s’est passé quelque chose. Je cherchais quelque chose à manger dans le périmètre de notre sous-terrain. J’étais seule, même si ce n’est certainement pas recommandé, mais j’en avais besoin. Je m’étais disputée avec mes parents : je n’en peux plus de vivre avec eux. Toujours est-il que je cherchais de la nourriture quand j’ai entendu un bruit. Quelqu’un qui se déplaçait. Le bruit se faisant plus proche, je me suis cachée dans un buisson, silencieusement. Juste à temps ! Une créature se déplaçant sur ses deux jambes est arrivée. Elle semblait boiter un peu. Elle avait de longs poils qui sortaient de sa tête, et une peau bizarre qui semblait morte, mais qui tenait quand même sur elle. Elle a regardé autour d’elle, mais ne m’a pas vue. Elle a repéré un arbre, et s’est glissée dans le tronc. Le même arbre qui sert de repère à l’entrée de notre sous-terrain. Depuis, elle y est, je ne parviens pas à voir ce qu’elle fait. Elle semble réveillée. En attendant, je suis bloquée, il pleut, et il ne faut pas qu’elle me voie ! Que faire ? Attendre qu’elle s’endorme ?


À peine avais-je essayé d’approcher la créature qu’elle se mit à grincer des dents. Ses allures anthropomorphes ne me rassuraient pas. Je n’osais plus bouger, les branches mortes qui tapissaient le sol ne m’aidaient pas à me déplacer furtivement. Ainsi, je décidai de l’observer dans la crainte d’être repérée. Cette créature était émaciée, on pouvait voir ses os à travers sa peau desséchée. Alors que je m’apprêtais à rebrousser chemin, du bruit se fit entendre dans les hautes herbes à quelques mètres de sa position. La bête accourut, s’aidant de ses mains tel un loup pour cramponner le sol, et bondit dans les herbes. Je ne vis pas la scène, mais les cris d’un petit animal se firent entendre derrière les déchirements de chair et les grognements de la bête. Elle ne devait pas avoir mangé depuis longtemps pour être si affamée. Un bref instant plus tard, elle sortit des herbes souillées de sang et de suppurations. C’était le moment de m’échapper, mais la bête m’avait déjà repérée de ses yeux pourfendant la nuit. Je n’ai eu le courage de lui tourner le dos. Je restais figée, en face d’un tel monstre, avec l’espoir presque dérisoire que son repas lui avait suffi. Il dégageait une inquiétante odeur de décomposition, de mort. Je n’avais rien pour me défendre, personne à qui demander de l’aide, j’étais face à un démon qui ne voulait qu’une chose, me réduire en pièce.


26 janvier. Voici plusieurs jours que je suis dans la grotte de Félix et de Silkie, sa chèvre modifiée. J’ai tenu à noter avec précision ce que j’avais ressenti lors de notre première rencontre, car elle est un vrai chef-d’œuvre. J’ai passé beaucoup de temps à l’observer. C’est une chèvre commune soutenue par un exosquelette assez vieux mais bien entretenu – elle peut se coucher et « galoper ». Enfin, une légère modification génétique la fait se comporter plutôt comme un chien – par exemple, elle chasse mais n’est pas carnivore. Silkie a le poil brillant, roux, très fourni. À l’endroit où l’exosquelette est vissé dans son corps, le poil est ras, laissant voir une peau parcheminée. Quand elle est sur deux pattes, ses pis pendent et la position lui est pénible, aussi quand elle ne chasse pas, elle passe le plus clair de son temps sur ses quatre pattes, ses pupilles carrées papillonnant autour d’elle avec curiosité. Étant à la fois la chasseresse et la protectrice, elle passe parfois des journées entières hors du labo.

Le travail de Félix est fabuleux : il a isolé et synthétisé depuis mon sang les anticorps qui m’ont aidée à surmonter la fièvre noire. J’ai appris avec assez d’orgueil que mon échantillon était le premier échantillon humain infecté sur lequel il avait pu mettre la main. Je n’en reviens d’ailleurs toujours pas d’avoir pu guérir de la fièvre, grâce à un mélange savant de chance, d’expériences précédentes, et de l’onguent de Marc que je me suis fait violence à appliquer dès les premiers signes de rechute. La seule chose que j’ai dû payer – assez inexplicablement, même pour Félix – est une raideur du muscle à l’endroit de l’inoculation, la plaie invisible sur ma jambe. Je boiterai.


Sujet 1001F 17.11.2040 – 10.02.2057 : 1001F fut assimilée à l’expérimentation du projet PANDDEMIA-BXL suite à l’évasion fortuite du sujet 027M de la zone de confinement. La prise de contact de 027M avec 1001F prit la forme d’une morsure à la jambe droite menant inévitablement à la transmission du nanovirus PAND (Putréfiant Actif Non-Diffusé) dans son système, ce qui nous força à lui faire suivre le processus expérimental complet. Le Pr Félix Bayerstein prit en charge la rupture du confinement d’une manière remarquable néanmoins insuffisante. Après avoir exécuté les sujets en vadrouille, il attira 1001F en zone de confinement en mémocopiant les données cérébrales du dissident Marc Hindelsworth — Opposant notoire au projet PANDDEMIA exécuté le 14.03.2055 pour tentative de divulgation de données —, qui s’avérait être l’oncle de 1001F, par une série de coups de fil de composition l’amenant à non seulement rentrer dans la zone sous contrôle mais aussi à traiter l’infection avec un stabilisant. On crut en effet, non sans erreur, que 1001F aurait atteint un stade de développement du PAND trop avancé pour le bon développement de la phase 2 dite phase de bestialisation. La perte de contrôle définitive du sujet menant aux événements regrettables de ces derniers jours survint lors d’une prise de contact non enregistrée avec le sujet 125M à l’entrée du labo Bayerstein le 19.01.2057 vers 23 heures. Il y aurait eu en effet transfert salivaire menant à la diffusion du IA (Immunisant aux Abrutisseurs) présent dans 125M, — sujet ayant atteint la phase de stabilisation 8 jours plus tôt — trop tôt en 1001F. Ainsi, le passage à la phase 2 devant mener à l’abrutissement du sujet par traitement au DEM (Diffuseur Endocrinien Mutatif) fut compromis par la stabilisation prématurée de la mutation. Là où ce genre d’incident fut contenu précédemment, en constatant le manque de réponse du sujet, le Pr Bayerstein et son équipe ont négligé le suivi, ne constatant pas de réponse anormale au traitement avant son insurrection. Insurrection ayant causé la mort du Pr Bayerstein et de son équipe ainsi que la destruction complète de son laboratoire. Le sujet 1001F alors en fuite aurait organisé une insurrection de plus grande amplitude avec le soutien de 125M et du village affilié au labo Bayerstein. Nous fûmes donc forcés d’abandonner cette zone confinée alors considérée comme instable en atomisant systématiquement la zone sinistrée et ses alentours ce 10.02.2057.

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