Le livre des mystères : chapitre 4
Chapitre 4 : Duel de sorcelleries
Soudain, une rafale de vent glacée et chargée de pluie lui fouetta le visage. Perdu dans ses pensées, le vieux sorcier ne s'était pas rendu compte qu'il avait rejoint l'extérieur de l'Académie.
Dehors, une ambiance de chaos régnait . De partout montaient des cris et des imprécations. Des combats faisaient rage entre les partisans de Rozgor et certains des élèves parmi les plus âgés. Et de là où il se trouvait, Archibald était incapable de dire qui avait l'avantage. Un peu plus loin sur les remparts se trouvaient une terrasse où se déroulaient les cours d'astronomie; et là se tenait une silhouette vêtue de robes noires, Rozgor.
Avançant d'un pas résolu, le vieux sorcier approcha son jeune confrère. De dos, il n'avait pas vu son directeur. Tel un seigneur, le professeur de sortilèges regardait avec suffisance la scène de combat qui se déroulait à ses pieds; sous son bras, il tenait le livre d'Archibald.
- Je n'ai qu'une question Rozgor : pourquoi ?
Sans même un sursaut, le jeune homme se retourna. A la lueur des éclairs, son regard sombre brillait d'un feu intense et dément. Sans ouvrir la bouche, il prit soin de placer le recueil de formules dans une bulle de protection.
- Avant de vous répondre, Maître, je dois vous remercier. Vous remercier pour le splendide travail de recherche que représente ce livre. En particulier le chapitre consacré aux invocations.
Constatant la surprise du vieil homme, Rozgor poursuivit :
- J'ai toujours su que vous mentiez. Melchior, notre regretté professeur de Magie de la Glace, avait consulté le livre. Il avait reconnu la signature particulière qui a trait à la Magie des Invocations. Il avait été impressionné mais pas surpris : il avait dit que vous aviez en vous les qualités humaines qui pousseraient les Invocateurs à vous faire confiance et à vous donner leurs secrets.
- Melchior ne vous appréciait guère, il ne vous aurait jamais confié cela.
- Le faire parler n'a pas été très difficile, le faire taire encore plus simple.
Archibald accusa la nouvelle : Melchior avait été un ami de longue date, un homme simple et jovial. sa mort avait profondément affecté le directeur de l'Académie; savoir maintenant que le décès de son confrère était un meurtre lui donnait la nausée. Avalant sa salive avec difficulté, Archibald poursuivit :
- Et en quoi vous sentez-vous concerné par mes recherches ? En quoi cela vous touche-t-il ?
- Vous rendez-vous compte, Maître, de la puissance contenue dans ces mots ? Du pouvoir que vous avez sur le commun des sorciers ? Je ne comprends pas pourquoi vous n'en avez pas profité.
Archibald soupira lourdement : au cours de toutes ces années, quand il avait été interrogé sur le pouvoir des sortilèges contenus dans les pages de son ouvrage et qu'on lui demandait pourquoi il n'avait pas fait étalage de cette magie, sa réponse était invariablement la même, la puissance ne l'intéressait pas, la quête de connaissance oui. Comme s'il avait lu ses pensées, Rozgor poursuivit à haute voix :
- Seul le savoir vous intéresse, j'aurais aimé être si altruiste.
- Nous maîtrisons la Magie pour venir en aide aux autres, Rozgor, pas pour assouvir une quête de puissance personnelle.
- Quelle naïveté ! Les forts sont faits pour dominer les faibles et les puissants pour asservir les peuples. Il n'est pas étonnant que la Magie ait perdu en potentiel après des générations à penser de la sorte.
Archibald ne put réprimer une moue de dégoût : il y avait toujours eu de tout temps des sorciers qui se pensaient destinés à dominer le monde, il s'agissait dans la grande majorité des cas d'illuminés; ce qui était inquiétant, dans le cas présent, c'est que Rozgor semblait sain d'esprit et convaincu de son propos.
Et, plus grave encore, sa position d'enseignant lui avait sans doute permis d'essaimer ses idées dans les têtes de certains étudiants, ceux-là même qui en ce moment combattaient certains de leurs camarades. Ce constat était effrayant.
- Vous êtes fou, Rozgor.
- Fou mais puissant. Et grâce à vous, cher Maître, je vais de ce pas m'occuper à remettre de l'ordre dans cette société décadente.
Sans crier gare, le jeune professeur se saisit de sa baguette pour projeter une nuée d'éclairs sur sur son directeur. Archibald eut juste le temps de faire apparaître un bouclier pour contrer l'attaque. Heureusement pour lui, les années de pratique s'étaient muées en réflexe sinon il serait mort. Aux ondes de pouvoir qui se fracassèrent sur la bulle protectrice, Archibald put constater la puissance destructrice de son jeune confrère.
- Il est encore temps de faire marche arrière, Rozgor.
- Impossible ! Je suis déjà condamné à mort. Et même elle, je compte bien la défier. Mais auparavant, cher Maître, je me dois de faire place nette. D'abord vous : vous êtes trop puissant; ensuite cette école : ramassis de sorciers en friche amenés à être incompétents; ensuite le Roi : ce pantin stupide ne sert à rien. Tous ces idéaux de paix, de justice et d'égalité ne sont que sottises. Il suffit !
Dès lors, Rozgor passa à l'action. Il enclencha une série d'attaques magiques de tous niveaux et toutes plus puissantes les unes que les autres. Tandis qu'il rendait coup pour coup, le directeur de l'école de Magie ne put que rester en admiration devant la panel des sorts maîtrisés par le professeur de sortilèges : toutes les magies y étaient, même l'interdite magie des Ténèbres.
Archibald répondait en déployant des trésors de puissance : son âge lui conférait l'expérience au combat mais, il se fatiguait aussi plus vite que son jeune assaillant. D'autant que dans ses sorts de défense , il incluait la partie de l'école qui se trouvait sous leurs pieds : deux étages plus bas se trouvaient les dortoirs des premières années et Archibald n'avait pas la moindre idée de ce qui s'y passait, ni même si un ordre d'évacuation avait été donné. Dans tous les cas, il avait de jeunes vies à protéger.
Sentant son hésitation à rendre les coups, Rozgor alla chercher une sort de flammes basique qu'il changea en une nuée de gerbes de flammes. La violence du choc fut telle que Archibald sentit son bouclier se fissurer; épuisé, il vacilla.
- Vous vous dispersez trop, Maître, ricana le sorcier noir. A vouloir vous protéger et sauver des vies inutiles, vous allez tous périr.
- Un tel mépris de la vie ne vous fera remporter aucune grande victoire, Rozgor, articula le vieil homme essoufflé.
Le séduisant sorcier se contenta d'un vague haussement d'épaules. Puis, il ajouta :
- Car être soucieux de ce qui vous entoure vous aidera à rester en vie ? En voilà une belle ineptie ! D'ailleurs, il est temps d'en finir, je n'ai que déjà trop perdu mon temps; je ne pensais pas qu'un homme de votre âge m'opposerait une telle résistance.
Se tournant, Rozgor prononça un mot de pouvoir et la sphère qui protégeait le grimoire se brisa comme du verre. Ouvrant le livre, il se rendit alors dans la dernière section, celle où Archibald avait inscrit les formules des Invocateurs.
- Je trouve normal que le sort qui vous envoie rejoindre le monde des Esprits soit un sort pour lequel vous avez tant oeuvré.
- Vous ne devriez pas, Rozgor, intervint le directeur de l'école de Magie en reprenant son souffle. Cette magie est ancienne. Nul ne sait ce qui peut se produire avec ce type de sort.
- Tout dépend du magicien, Maître. Pour ma part, je suis convaincu que tout dépend du magicien. J'ai étudié ce qui fait l'essence des Invocateurs, j'ai le potentiel pour maîtriser cette magie.
Cette suffisance était exaspérante.
- Et Dhéjiane, pourquoi elle ?
Rozgor émit un simple ricanement.
- Cette petite gourde si naïve a été tellement simple à manipuler. Elle n'avait pas vraiment d'intérêt jusqu'à ce que je comprenne que les sentiments qu'elle nourrissait à mon égard donnaient à sa magie une aura particulière qui permettrait d'augmenter ma puissance. Elle m'a été très utile.
Archibald était dépité : la démence de son jeune confrère était profonde. Et quand bien même ils survivraient à ce combat l'un et l'autre, le vieux directeur pourrait attester que Rozgor avait eu recours à la magie noire. Plus rien en le sauverait.
- Et à présent, finissons-en pour de bon !
A voix basse, le jeune professeur de sortilèges commença à psalmodier des mots chargés d'une magie ancienne. Autour de lui, l'air sembla tout à la fois se diluer et prendre en consistance. Aux picotements qui parcoururent sa peau, Archibald reconnut avec horreur le sort qu'espérait lancer Rozgor : une invocation Ténèbres, l'une des plus puissantes de toutes; le jeune homme était présomptueux. Autour de lui, l'air se chargea d'électricité et une aura malsaine commença à envahir l'atmosphère.
Archibald réfléchit à toute vitesse à la mise en place d'un bouclier de protection majeur. Il n'avait pas envisagé le fait que Rozgor soit suffisamment puissant pour lancer une invocation. Si tel était le cas, les conséquences seraient désastreuses et rien ne pourrait empêcher le mal de se répandre sur Alynéa. Autour du sorcier noir, l'ombre malfaisante se faisait de plus en plus tangible. Sentant venir le moment de son triomphe, Rozgor clama d'une voix forte :
- Et à présent, que s'accomplisse ma destinée.
Comme il prononçait les derniers mots de pouvoir, la situation prit un tour inattendu : derrière lui, la présence malfaisante qui commençait à prendre corps émit ce qui ressemblait à un grognement de souffrance. L'ombre donna l'impression de de distordre et, il fallut de longues secondes au professeurs de sortilèges pour comprendre que quelque chose ne se passait pas comme prévu. Au lieu de croître, la créature invoquée refluait vers un autre monde.
- Que se passe-t-il ? vociféra le jeune homme en proie à l'incompréhension la plus totale.
- Croyez-vous vraiment, Rozgor, que j'aurai laissé une telle puissance à la portée de tous sans une ultime protection ?
Derrière le jeune sorcier, l'ombre décharnée commença à crépiter de façon de plus en plus inquiétante, son corps traversé par d'étranges éclairs.
- Qu'avez-vous fait, vieux fou ?
- L'un des Invocateurs que j'ai rencontré n'avait que peu de foi en la caste des sorciers. Il avait anticipé le fait que sa magie pourrait tomber entre de mauvaises mains. Il m'a donc enseigné un ultime sort de protection, capable de juger de la nature du sorcier. Si la personne a de bonnes intentions, le sort demeure inoffensif; dans le cas contraire, le sort s'enclenche de lui-même.
- Et que prévoit ce merveilleux sort ?
- La destruction pure et simple du sorcier.
Le visage de Rozgor afficha quelques secondes de peur avant de redevenir un masque impassible.
- Croyez-vous vraiment, cher Maître, que je sois incapable de me protéger de ce genre de tour ? Ma puissance est bien au-dessus de ça. Voyez par vous-même !
L'arrogant sorcier construisit une sphère de magie protectrice qui se délita presque aussi vite qu'elle ne se créait.
- Quel est ce maléfice !
Pour la première fois, Rozgor semblait sur le point de céder à une certaine forme de panique.
- Le sort s'attache à détruire la magie du sorcier. Plus le sorcier est puissant, plus l'effet provoqué est violent. Tout est fini, Rozgor.
Au fur et à mesure que Archibald égrenait ses mots, l'aura sombre crépita avec plus de force et les éclairs commencèrent à s'attacher aux robes du sorcier, déchiquetant le tissu épais.
- Soyez maudit ! hurla le professeur de sortilèges.
Il venait de comprendre que plus il essayait de se protéger, plus le sort de destruction gagnait en puissance.
- Ne vous avais-je pas dit que votre quête insensée vous mènerait à votre perte ?
Déjà, la chevelure du sorcier noir s'embrasait.
- Je vous hais ! hurla-t-il. Et croyez bien que je ne partirai pas seul en Enfer.
Dans un ultime sursaut de rage, le jeune homme concentra ce qui lui restait d'essence magique pour former un arc de flammes. Le directeur de l'école de Magie composa à la va-vite un puissant sort de protection qu'il combina à son bouclier : compte tenu de la nature du sort de mort attaché au livre, les conséquences dues à l'effet en retour allaient être épouvantables !
Rozgor jeta son sort; dans le même temps, une ombre visqueuse et tentaculaire glissa hors du vortex que le sorcier avait commencé à ouvrir. Le sorcier noir n'eut pas le temps de comprendre ce qui se passait que l'ombre le saisissait et emportait avec elle aussi bien l'homme que l'énergie du sort qu'il avait lancé. Il y eut alors une violente explosion suivie d'un fracas épouvantable.
Bien que protégé, Archibald sentit l'air se distordre autour de lui. Et, en une fraction de seconde, plus rien.
Rien qu'un silence assourdissant.