Le livre des mystères : chapitre 3
Chapitre 3 : Le sorcier noir
Une pluie battante frappait les vitres, Archibald avait invoqué un bouclier afin de se protéger de la furie des éléments. Mais la tempête n'était pas son objet d'inquiétude. Il savait que l'ombre menaçante qui le poursuivait pouvait causer de bien plus grands dégâts. Le vieux sorcier baissa les yeux sur le livre qu'il tenait serré contre lui. C'était l'objet de la convoitise de l'ombre : si elle s'en emparait, le monde connu sombrerait dans une ère de chaos. Sentant la menace grandir, le vieil homme se retourna et concentra sa magie, prêt à combattre jusqu'au bout. Un ricanement, comme un coup de tonnerre, explosa autour de lui. Archibald se réveilla en sursaut, le cœur tambourinant contre ses côtes. Le cauchemar était encore bien présent. Au dehors, il faisait nuit, le ciel n'étant barré par intermittence que par des éclairs. La pluie battait à tout rompre contre les vitres. La tempête extérieure était bien réelle. Reprenant ses esprits, le vieux sorcier laissa son regard glissé vers son bureau, agité soudain par un mauvais pressentiment. Il n'eut pas le temps de poursuivre sa recherche quand il réalisa qu'on frappait à coups redoublés à sa porte. Prenant le temps de s'enrouler dans une robe de chambre, le directeur de l'Académie de Magie gagna rapidement l'entrée de ses appartements. Ouvrant la porte, il fit face à Rififi. La mine grave du Mage de Feu acheva de réveiller le vieux directeur. - Pardon Maître de vous déranger à une heure si tardive mais la situation est grave. - Entrez mon ami. En remarquant l'attitude gênée de l'enseignant, Archibald constata qu'il était trempé. - Que se passe-t-il ? - Dhéjiane a disparu. Il n'en fallut pas plus pour que le directeur se saisisse de sa baguette et ne troque sa tenue de nuit contre ses robes de sorcier. - Que pouvez-vous me dire de la situation ? - Au réfectoire, lors du dîner du soir, Dhéjiane a confié à sa camarade de chambre que Rozgor l'avait invitée à un rendez-vous nocturne. Archibald ne put empêcher un sentiment de panique de le gagner : depuis l'affaire des vols, il n'avait eu de cesse de réfléchir aux ingrédients qui avait disparus. Quelque chose clochait, mais quoi ? Ensuite, cette histoire de rendez-vous était plus que suspecte : il y avait à peine quelques heures, Archibald avait demandé à Rozgor de se tenir éloigner de la jeune femme et voilà qu'il lui proposait un rendez-vous ? Le directeur se dit qu'il avait mis le doigt dans un mauvais engrenage. - Au départ, la camarade de Dhéjiane a cru à une invention de la part de la jeune femme mais, quand celle-ce n'est pas revenue à l'heure du coucher, elle s'est inquiétée. - Sans doute à juste titre. Je... La conversation fut interrompue par un cri féminin qui résonna dans leurs esprits accompagné par une violente lueur bleue. Quand les deux sorciers ouvrirent leurs yeux, il restait dans la pièce une désagréable odeur de brûlé. On entendait déjà des cris de panique provenant des dortoirs. - Que s'est-il passé ? s'exclama le professeur de Magie du Feu. Mais, Archibald ne répondit pas. Il était parti en direction de son bureau. Ouvrant la porte à la volée, il se figea sur le seuil : de son grimoire, il ne restait rien en dehors du pupitre maintenant en partie calciné. Le bouclier magique qui l'entourait avait volé en éclat sous l'effet d'une puissante attaque magique. Le directeur de l'Académie resta un moment sans voix devant le spectacle qui s'offrait à lui. Et soudain, les pièces du puzzle s'emboîtèrent : de l'essence noire, de la poudre de marche-buse, des larmes blanches; trois ingrédients qui ajoutés à de la madrague et surtout à du sang pur permettaient de créer une potion susceptible de décupler le potentiel magique un court instant. Et à cela, il fallait rajouter un élément crucial : l'énergie d'une vie. Se drapant dans une cape, Maître Archibald tourna les talons. - Vite mon ami, il y a urgence. Je crains beaucoup pour la jeune femme. Il se garda d'ajouter : "En espérant qu'il ne soit pas déjà trop tard." -------------------------- Dans les couloirs, la plus vive agitation régnait. Les élèves les plus âgés essayaient de calmer les plus jeunes tandis que l'ensemble des professeurs et du personnel travaillant au sein de l'Académie faisaient leur possible pour restaurer un semblant d'ordre. L'apparition du directeur ramena un peu de sérénité mais tous purent constater la mine grave et concernée du vieux sorcier. Accompagné de Rififi, il gagna rapidement l'escalier de pierre réservé aux professeurs. Arrivés au troisième étage, ils bifurquèrent dans un corridor menant à un autre escalier plus étroit qui menait aux appartements des professeurs. Les deux hommes eurent rapidement fait de gagner celui du professeur de sortilèges. Appuyant sur la poignée, ils constatèrent, sans surprise, que la porté était verrouillée. - Reculez, dit Rififi en sortant sa baguette. La serrure n'opposa que peu de résistance. Les deux sorciers pénétrèrent dans l'appartement de leur jeune confrère et là, ils restèrent un instant sans bouger face au spectacle qui s'offrait à eux et qui en révélait beaucoup sur la personnalité de Rozgor. Dans l'ensemble, la pièce faisait à la fois office de salon et de bureau et était assez dépouillée si l'on exceptait les pans de mur couverts par de nombreux rayonnages. S'approchant, le professeur de Magie du Feu lut à la va-vite les différents titres. - Rien de bien curieux, dit-il. Ce ne sont que des livres de sorts et de magie généraliste comme il convient à son enseignement. Derrière lui, Archibald semblait plus dubitatif. Comme pour la personnalité du jeune professeur, quelque chose sonnait faux dans cette pièce. S'approchant à son tour des rayonnages, il passa une main le long des ouvrages jusqu'à ce que sa magie détecte une imperfection. Se concentrant, il finit par comprendre que l'une des bibliothèques était protégée par un puissant sortilège de dissimulation, quasi semblable à celui qui protégeait les inscriptions des dernières pages de son grimoire. Faisant apparaître le morceau de bois noueux et poli qui lui servait de baguette, il entreprit de tester chacune des nombreuses étagères. Rien ne se produisit jusqu'à ce qu'à travers sa baguette, le vieil homme ne ressente une puissante vibration magique. Le sort était puissant et complexe mais rien qui ne soit en mesure de faire peur à un sorcier de la trempe d'Archibald. Après de longues secondes d'attente, il y eut un déclic et l'un des meubles bascula, révélant une pièce sombre sobrement éclairée par de simples torchères magiques. ----------------------- Les deux sorciers découvrirent un cabinet de travail composé d'un bureau jonché de vieux parchemins pêle-mêle et de bibliothèques sur lesquelles s'entassaient des volumes poussiéreux et usés. Mais plus encore que cette décoration presque classique chez un professeur, ce fut l'aura qui se dégageait de la pièce qui heurta les deux hommes. - J'espérais quitter cette vie sans avoir à reconnaître cette signature, balbutia Rififi en saisissant à nouveau sa baguette magique. - Moi aussi mon ami. Les murs suintaient la magie noire; et, fait inquiétant, cette dernière était si présente qu'elle en était presque palpable. Etudiant la pièce, Archibald fit pour lui-même un constat inquiétant : pour avoir dissimulé une telle magie au coeur même de l'Académie sans que personne ne s'en rende compte relevait d'un potentiel magique hors du commun. - Par la Magie, quels autres secrets Rozgor avait-il encore dissimulé ? songea le directeur. - Sacrilège ! Archibald se retourna. Rififi s'était approché de la table et il avait blêmi en découvrant la nature des travaux de leur jeune confrère : ceux-ci parlaient d'invocation. D'invocations de pouvoirs et plus particulièrement de ceux des Esprits de la Nuit. Ces invocations puissantes étaient interdites depuis longtemps car elles requerraient l'énergie la plus puissante et la plus sacrée qui soit : l'énergie de la vie. Cela voulait dire avoir recours aux sacrifices humains. Et cela était sacrilège. - Allez chercher des renforts, vite ! Rififi resta un court moment à observer le vieil homme. - Maître, c'est impossible. Il est maintenant clair que Rozgor a sombré du côté le plus obscur de la magie. Ce serait une folie de vous laisser seul ici avec ce dément. - Je ne le crains pas mon ami; en revanche, j'ai peur pour les élèves et surtout pour Dhéjiane. Le professeur en sorcellerie du feu acquiesça tout en tournant les talons en direction du couloir. Resté seul dans la pièce, Archibald fit une inquiétante constatation ; nulle part, il n'y avait de trace de la jeune étudiante. Resserrant sa prise sur le manche de sa baguette, le directeur de l'école de Magie décida de poursuivre son chemin. Rozgor était devenu un mage noir, cela ne faisait plus aucun doute. Il était puissant, talentueux et en possession de son livre. La situation était critique, peut-être même déjà désespérée. Le vieil homme espérait simplement que le sort de dissimulation qui protégeait certains des sorts les plus puissants avaient tenu. Faisant le tour de l'office, le vieux sorcier gagna un étroit couloir dissimulé par une tenture représentant les principales constellations. Le boyau était sombre et transpirait l'humidité. Archibald avançait à pas compté, tant par la crainte d'une chute malheureuse que de ce qu'il allait trouver au bout du couloir. Une question lancinante revenait dans son esprit : "Comment en était-on arrivé là ?". Depuis longtemps, il soupçonnait son professeur de sortilèges de se consacrer à autre chose qu'à une quête altruiste du savoir. Il savait, au plus profond de lui-même, que son intérêt pour ses recherches était motivé par autre chose qu'une soif intellectuelle. Il aurait du intervenir plus vite. A cette seconde, le dos glacé par la fatalité qui courrait sur sa nuque lui disait que ce qui l'attendait au bout du couloir allait changer le destin de l'Académie et de la sorcellerie. Peut-être pour toujours. Tout à ses réflexions, il était arrivé au bout du couloir qui débouchait sur une courte volée de marches vermoulues. Se repérant, il estima qu'il devait se trouver dans une partie des anciens locaux de l'Académie, abandonnées car devenus trop vétustes et donc trop dangereux. Comme le directeur inspectait la pièce voisine, une sorte d'antichambre ouvrant sur plusieurs accès, il finit par entendre un léger sanglot répercuté par l'écho. Il fut suivi d'un "A l'aide !" tout juste balbutié. Reconnaissant la voix féminine, Archibald se précipita. Un peu plus loin, il déboucha dans une pièce dallée et circulaire aux murs suintants d'humidité. Le vieux professeur se figea un instant quand la lueur de sa baguette révéla un corps vêtu de robes noires étendu à même le sol. De faible corpulence, Maître Archibald n'eut guère à réfléchir pour mettre un nom sur la silhouette. - Dhéjiane ! cria-t-il en se précipitant aux côtés de la jeune fille. L'étudiante tourna un visage blafard vers son directeur. - Maître, balbutia-t-elle. Je suis désolée. - Ce n'est rien, la coupa le vieil homme. Il est plus important de garder vos forces. Lui prenant la main, le directeur se livra à un diagnostique rapide. Et ce dernier acheva de l'inquiéter : la jeune sorcière était faible. On sentait à peine son étincelle de Magie, comme si cette dernière avait utilisé tout le pouvoir donné par sa Rune. L'autre détail inquiétant concernait son étincelle de vie; là aussi, elle semblait au bord de la rupture. Et tous deux ne donnaient aucun signe de régénération, ce qui était de très mauvais augure. Tandis qu'il auscultait la jeune femme, il finit par constater qu'un pan de sa robe était déchiré. Soulevant le morceau de tissu, Archibald eut un hoquet de terreur : sur la peau de la jeune sorcière, à même la chair, étaient tracées des runes de sang. Le vieux directeur n'eut aucun mal à traduire : il s'agissait d'un sort de mort. Un sort très pernicieux qui vidait la victime de ses énergies , vitales et magiques, au profit d'un réceptacle. Il n'y avait plus rien à faire pour Dhéjiane, la jeune femme était condamnée. Comme si elle avait lu les pensées du vieil homme, l'apprentie sorcière dit d'une voix hachée : - Maître, je vais mourir. Je me suis conduite comme une idiote, je suis désolée. - Ne dites pas ça, jeune fille. Vous ne pouviez pas savoir. S'il y a un responsable, c'est moi. Tout va s'arranger. - Non Maître. j'ai cru à ses paroles perfides, j'ai cru qu'il tenait à moi. Ce n'était que mensonge. - Dhéjiane, ça suffit ! Il vous faut garder des forces, des secours vont arriver. - C'est trop tard. Ces runes, dit-elle en passant la main sur sa blessure, sont mortelles. J'ai étudié les runes, je sais ce qu'elles sont. Dès lors qu'il a tatoué la première sur ma peau, mon temps était compté. Rozgor... La jeune femme dut s'interrompre, le souffle lui manquait. - Rozgor est un monstre. Il n'est obsédé que par une chose : votre livre de magie. Il est convaincu depuis toujours que vous mentez et que vous détenez le secret des Invocateurs. Une nouvelle quinte de toux vint interrompre son monologue. - Je vous en supplie Dhéjiane, arrêtez. - Non Maître. En parlant, j'espère expier mon erreur. Rozgor a utilisé mon sang et ma magie pour briser vos protections et s'emparer du Livre. Il est très puissant, bien plus que ce que ce que l'on peut imaginer. Cela fait des années qu'il rêve d'accéder à une telle puissance. Le jeune femme fut secouée par un nouveau spasme. Dans un murmure, elle ajouta : - Pardon Maître, je suis désolée. Dhéjiane ferma les yeux et, le temps d'un souffle, sa poitrine cessa de se soulever. Archiblad s'assit sur ses talons, le coeur en miettes et le visage trempé de larmes. Avant de rejoindre le monde des Esprits, la jeune femme avait lourdement condamné son professeur. De toute façon l'enseignant de sortilèges était déjà coupable : coupable de mensonges, de manipulation et de mort. Son sort était scellé. Le vieux directeur se releva et raffermit sa prise sur sa baguette. Il n'avait pas d'autre choix que d'affronter Rozgor : trop de vies étaient en jeu et, il était évident que le sorcier noir avait pour son monde les plus terribles desseins. Il fut douloureux de laisser le corps de Dhéjiane sur les dalles froides mais, il n'y avait plus rien à faire. Le directeur de l'Académie poursuivit sa route. Par l'autre côté de la salle , on accédait à une nouvelle volée de marches moisies. Archibald avançait, en proie au désespoir; plus que jamais, il sentait le poids de ses nombreuses années sur ses épaules. Etait-il seulement capable de vaincre Rozgor ? Il expira bruyamment et frappa le mur de pierre du plat de la main : il ne devait pas douter. Lors de son discours de rentrée, il expliquait à tous les élèves que la Magie, quand le coeur était noble et les intentions pures, n'abandonnait jamais un sorcier. Rozgor s'était rendu coupable de meurtre, la Magie ne pouvait lui donner raison.