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Le livre des mystères - chapitre I


Chapitre 1 : Rozgor le sorcier

Grand, sombre, un regard gris acier, une aura n'ayant d'égale que sa puissance magique. Rares avaient été les années où les cours de sortilèges (option magie élémentale) avaient été aussi pleins. Et la plupart des magiciennes inscrites dans le cursus n'y allaient pas que pour les talents avérés de leur professeur. Pourtant, Rozgor ne faisait pas l'unanimité au sein de ses collègues. Sa personnalité, distante et secrète, faisait de lui un solitaire. A peine en poste, il ne manifesta rapidement qu'un seul centre d'intérêt : le Livre des Mystères (nom pompeux que l'on avait attribué au livre de sorcellerie rédigé par Archibald et que ce dernier détestait par ailleurs). Archibald, devenu vénérable et à présent directeur de l'Académie de Paraphe, le trouva très bien renseigné sur la nature de l'ouvrage, peut-être même un peu trop. Bien que le jeune homme soit respectueux de son aîné, le directeur de l'Académie ne parvenait pas à le cerner. Et, au fur et à mesure qu'il le côtoyait, le vieux sorcier perçut une ombre sur sa magie, ce qui avait tendance à le mettre mal à l'aise. D'autant qu'au fil des semaines de l'année scolaire, Rozgor manifesta plus que de la curiosité envers l'antique ouvrage, sa consultation en devint presque obsessionnelle et, même si rien ne s'opposait à ce que le talentueux professeur de sortilèges le consulte (Archibald avait déjà accordé ce privilège à ses rares amis de confiance), une véritable méfiance faisait jour en lui quand il imaginait Rozgor consulter le vieux grimoire.

Un jour, alors que le vieux directeur sortait d'une longue et ennuyeuse réunion d'intendance, il fut une nouvelle fois abordé par le séduisant professeur. - Maître Archibald, un moment je vous prie ! Ne pouvant se dérober, le vieux sorcier lui fit face. Rozgor portait maintenant une courte barbe soigneusement taillée et des robes noires cintrées lui valant regards appuyés et gloussements. Le vieil homme, lui, n'aimait pas ce qu'il voyait : de tout temps, le noir n'avait jamais été une bonne couleur pour un magicien, encore moins pour un sorcier. - Que puis-je faire pour vous, professeur ? - Une seule faveur, Maître. - Vous souhaitez prendre dans vos cours plus d'élèves l'année prochaine ? s'amusa le directeur. - J'aimerais Maître mais vous connaissez mieux que quiconque le poids de ma charge. Si je prends plus d'élèves, je ne puis garantir la qualité de leur formation. Or, un sorcier mal formé pourrait se révéler dangereux avec le temps. La dernière phrase de Rozgor éveilla chez le vieil homme un véritable sentiment de malaise. - Et quelle est cette faveur ? - La consultation du Livre, Maître. Il y avait tant de ferveur dans la voix du jeune professeur qu'encore une fois, le directeur de l'Académie ne put réprimer un frisson. Son instinct lui disait que la demande de Rozgor n'était pas motivée que par la curiosité et le désir de savoir; mais, d'un autre côté, il devenait de plus en plus compliqué de lui opposer un refus. Le professeur était un érudit, un bon pédagogue, ses collègues n'avaient rien à lui reprocher si ce n'est une tendance au secret mais, c'était là un défaut bien commun au sein de la corporation des sorciers. Soupirant, Maître Archibald finit par prendre sa décision. - Très bien Rozgor, vous viendrez ce soir à mon bureau, une heure après le coucher des élèves. Vous pourrez consulter le livre. Mais, n'en attendez pas plus qu'un simple recueil de formules. - Merci Maître ! répondit le jeune enseignant , prêt à se prosterner en plein couloir. - Voyons voyons, n'en faites pas trop, Rozgor. - Je serai digne de cet honneur, Maître. Tournant les talons, il ne put totalement dissimuler la lueur de convoitise dans son regard. ------------------------- Le soir même, Rozgor se présenta sans faute au bureau de Maître Archibald. Après s'être incliné profondément et s'être confondu en remerciements, le professeur de sortilèges s'avança jusqu'au pupitre de bois précieux où reposait le vieux grimoire. L'objet en lui-même était d'une simplicité déconcertante. En l'observant, Rozgor ne put totalement masquer sa déception : il ne s'agissait que d'un vieux cahier poussiéreux et mal écrit, semblable à n'importe quel recueil d'histoires dont on aurait usé les pages à force de relire les aventures qu'il contenait. Tandis qu'il tournait les pages avec soin, sa déception alla croissante : il connaissait la plupart des formules écrites; certaines autres lui étaient vaguement familières, d'autres encore attisèrent sa curiosité comme la génération des Tempêtes de Lumière qu'il tenait pour pure fable. Arrivé à la dernière page, il resta un long moment songeur. - Et bien Rozgor, avez-vous trouvé votre bonheur ? Le jeune enseignant sursauta, il s'était tant absorbé dans la consultation de l'ouvrage qu'il en avait oublié la présence du vieux sorcier, pour l'heure confortablement installé dans son fauteuil de directeur et parcourant un parchemin. - Je suis admiratif, Maître, avoua-t-il sincèrement. Votre travail de recherche est impressionnant. Nul sorcier n'avait jusqu'alors collecté tant de sortilèges. Il y a néanmoins de grands absents. - Qui sont ? - Les formules d'incantation. Pendant de longues secondes, on entendit que le feu qui crépitait dans l'âtre. Archibald était resté discret toute sa vie sur cette partie de ses recherches. La magie d'invocation était redoutable et redoutée : elle faisait appel aux forces profondes de la Terre et des Eléments. De plus, il fallait posséder un grand pouvoir pour être en mesure de manipuler les sorts qui en découlaient. Les Invocateurs étaient une "race à part" au sein du monde des sorciers et des magiciens. Leur puissance magique était colossale , ce qui faisait d'eux des gens snobs et particulièrement pompeux. Ils vivaient reclus dans des endroits secrets et bien souvent austères. Dans le milieu, il se disait qu'on avait plus de chance de trouver un oeil de dragon bigleux devant sa porte qu'un invocateur. Et en dépit de ses longues années de recherche, Archibald était toujours incapable d'expliquer comment la Magie choisissait celui ou celle qui ferait un bon invocateur. - Vous savez comme moi qu'on ne convint pas facilement un invocateur de livrer ses secrets. Il est déjà suffisamment difficile de chercher à les rencontrer. - Il se dit pourtant, Maître, que vous avez réussi là où les autres ont échoué et que les Invocateurs vous ont confié leurs secrets. - Craint-on l'orage parce que le vent souffle un peu fort ? Voyons Rozgor, je ne vous croyais pas de ceux qui accordent trop de crédit aux rumeurs de tout bois. Archibald ne put se défaire d'un certain sentiment de défiance. Oui, il avait rencontré des Invocateurs au cours de ses voyages mais, ce secret n'était connu que de ses plus intimes amis, dont la plupart étaient aujourd'hui décédés. Rozgor ne faisait pas parti des gens à qui il confierait un tel secret.

Un long moment s'écoula dans un silence parfait où l'on entendait que le vent gémir au dehors. - Une tempête s'annonce, songea le vieux directeur. Perdu dans ses pensées, le professeur de sortilèges finit par reprendre la parole. - Merci, Maître, du temps que vous m'avez accordé. Ce livre est précieux, puissent tous ceux qui feront le choix de suivre votre enseignement s'en montrer digne. - Il s'agit d'une oeuvre personnelle, Rozgor, elle n'a pas vocation à être popularisée. - Maître, vous n'y pensez pas ! s'écria le jeune enseignant en serrant les poings avec véhémence. Ce serait criminel pour le monde la sorcellerie ! Je vous conjure d'y réfléchir. - Mon jeune ami, vous êtes au printemps de votre existence. Quand, comme pour moi, l'hiver et la sagesse viendront sur vous, vous serez plus mesuré. Certaines des formules couchées sur ce papier sont anciennes et puissantes. Elles feraient des ravages entre certaines mains. - Comme il n'est pas pensable de laisser une telle puissance tomber dans l'oubli ! Une bûche craqua dans l'âtre avec un bruit sec. - Je pense, jeune homme, qu'il est temps de vous retirer, ajouta Archibald sur un ton qui ne supposait pas la contestation. Il se fait tard et il me reste encore bien des choses à décider. Redevenu silencieux, Rozgor finit par s'incliner avec respect. - Vous avez raison, Maître. Je m'emporte. Je devrais me sentir honorer du privilège que vous m'avez accordé. S'inclinant une dernière fois, le professeur de sortilèges quitta la pièce. Une fois seul, Maître Archibald resta un long moment songeur. Les questions de Rozgor le mettaient mal à l'aise, il lui donnait l'impression d'en savoir beaucoup trop sur le Livre et son contenu. Mais comment aurait-il fait ? Le vieil homme était toujours resté plus que discret sur ses recherches. Et il espérait bien que certaines resteraient secrètes jusqu'à la fin de sa vie. Gagnant le pupitre où reposait l'oeuvre de sa vie, le vieux sorcier tourna les pages une à une, lisant sans les voir les dizaines d'incantations qui couvraient les pages jaunies par le temps. Arrivées aux dernières pages, sa main resta en suspend. Ces dernières étaient entièrement vierges. Se concentrant, Archibald passa une main sur le papier. Presque instantanément, le vélin commença à se couvrir d'une écriture fine et fluide. Rien qu'en observant les déliés et autres boucles, il pouvait sentir la puissance magique qui couvait dans chacun des mots couchés sur la papier. - "Par la Cendre et l'Etincelle, j'en appelle à la Magie Purificatrice..."

Archibald ne finit par la lecture de l'incantation. La Magie des Invocations était bien trop puissante pour être dissimulée et, si jeune homme il aurait été en mesure de contrôler un tel pouvoir, à présent que l'hiver de sa vie avançait, invoquer la puissance d'un Esprit Originel serait suicidaire. C'est pour cela qu'il avait pris soin de dissimuler par un complexe sort d'invisibilité le contenu des dernières pages de son grimoire, celles abritant les secrets des Invocateurs. Ce qui était écrit là était trop important pour tomber entre de mauvaises mains et celles de Rozgor ne lui semblaient guère innocentes. Soufflant sur le papier, les mots s'effilochèrent jusqu'à ne laisser qu'une page élimée. Puis, Maître Archibald quitta la pièce, heureux de se retirer pour prendre quelques heures de repos. Son entretien avec son jeune collègue l'avait épuisé. Au fur et à mesure qu'il s'éloignait de son office, il n'arrivait pas à se défaire d'une sombre angoisse.

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