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Mélodies de la chasse d'eau - extrait

Quand on s’attarde un peu sur les conditions de travail, la restauration a toujours été la dernière roue du carrosse. Des horaires à coucher dehors, et croyez-moi, c’est le cas d’un loufiat sur deux, une vie sociale inexistante, des salaires plus que méprisables, une mentalité de vestiaire de rugby, raciste, inculte, et si tu rajoutes à cela, l’alcool et la solitude, alors la vie semble beaucoup plus paisible quand on la passe sur un banc public. Pendant le déjeuner, on évitait d’aborder les grandes réflexions. Fallait qu’on reste léger, bien dans la connerie, qu’on s’élève, qu’on flotte au-dessus de la réalité dans la déconnade interplanétaire, fallait surtout pas gamberger. Pépé, c’était le seul maître d’hôtel qui mangeait avec nous. Les autres préféraient manger à part, ne pas se mélanger à la fiente qu’on était, ça tachait les costumes. Ce jour là, pépé s’est pointé avec sa radio portative et son air sérieux. Le mauvais, le sombre, celui des jours merdiques. — FERMEZ TOUS VOS GUEULES !!! Qu’il nous dit à tous. Tout le monde s’est regardé en chien de faïence un morceau de Strasbourg à la bouche et pépé a monté le volume. La journaliste de France info était à une terrasse de café sur le vieux port à Marseille et partait à la chasse aux loufiats. Toujours de bonne humeur les loufiats Marseillais, content de bosser et serviables, vous pensez !!! Le sud, le soleil, le sourire, la joie de vivre, les belles femmes et les joueurs de boules, les gentils papys qui boivent du pernod, oh ! Madame je veux y aller, moi aussi, moi ! Moi ! Moi ! J’en veux de toutes ces arnaqueries qu’on nous sert sur le sud. — Monsieur que pensez-vous des nouvelles mesures prises par le gouvernement sur le temps de travail ? — Vous savez ma petite dame, dans notre métier on ne sent pas trop concerné. — Vous pensez que la loi sur les 39 heures n’est pas adaptée à votre métier ? — Je dis, qu’on ne peut pas dire à un client qui vient dîner en couple à 22 heures de partir à 22 h 30. — Vous êtes le gérant de l’établissement ? — Non, mais il faut comprendre les patrons. Si l’on veut perdurer dans ce métier, on ne peut pas travailler 39 heures par semaine. C’est une activité de passionnés. Les heures supplémentaires font partie de notre normalité. Tous ceux qui ne comprennent pas ne doivent pas faire notre beau métier. Et puis regardez cette terrasse, nous voyons des gens charmants toute la journée, les femmes sont belles, le sourire de nos clients est notre vrai salaire. — Ne pensez-vous pas que les chiffres d’affaires dégagés par l’industrie de l’hôtellerie-restauration pourraient permettre de rémunérer des heures supplémentaires ou du nouveau personnel pour réduire les rythmes de travail ? — Ce n’est pas un métier de feignant ma petite dame !!! Chez nous, on a l’habitude de travailler dur, sans se plaindre. Pépé a coupé le son de sa petite radio portative aussi sec. Il avait son petit sourire en coin qu’on lui connaissait bien et le vent mauvais de VERLAINE. Un petit silence de gêne s’est installé. On entendait simplement nos allumettes qui craquaient au bout de nos cigarettes. On piquait du nez sur les restes de nos assiettes, sur la nappe blanche pleine de tache de vin, c’est la table qui saignait. Et puis, j’ai entendu VRAAAAAAAAC !!! C’était pépé droit comme un colonel sur sa chaise, le regard fixe, sérieux, colère avec sa main à plat sur la table comme s’il avait écrasé quelque chose qu’on n’avait pas vu. — Petit enculé de loufiat de merde !!! De suce bite !!! J’ai créché au Canada et même chez les rosbifs. A quatre pattes qu’ils sont venus me chercher pour porter leurs assiettes pleines de bouffe en boîte. J’en ai fait de la fraîche chez eux, rubis sur l’ongle, comme un prince, je les faisais casquer. Personne qui veut faire ce boulot là-bas, trop humiliant de servir un autre gazier, de lui essuyer sa petite bouche avant de débarrasser son assiette toute baveuse. Là-bas, ils ont compris les English que ce boulot n’apporte rien, bien trop dégradant, alors ils viennent nous chercher, nous, les derniers pauvres cons, les sans couilles au cul. Je me suis regardé dans le revers d’une grosse cuillère, mais je ne me voyais pas très bien. Les mots de pépé résonnaient encore. Je me suis dit : « t’as raison pépé, les sans couilles c’est moi, c’est nous tous et tant qu’on l’ouvrira pas personne n’aura le droit de se plaindre ». JORGI s’est pointé juste à ce moment-là, comme une maladie, une galle, une lèpre qu’on attend jamais et qui vient quand même, et toujours égale à lui-même : gras et haineux. — Briefing !!! Qu’il lança sèchement. Personne ne broncha. Tout le monde fumait sa sèche comme s’il n’était pas là. Un fantôme. — Briefing ! Messieurs ! Qu'’il lança plus fort. On ne bronchait toujours pas. Pas un mot, pas un regard, on résistait, même si on savait bien que c’était JORGI qui allait gagner. Mais fallait qu’on prouve, qu’on se montre quelque chose, histoire de se convaincre qu’on n’était pas des feux follets, des putains d’émanations de cadavres, des numéros sur un relevé, des êtres vivants, bien vivants et bien là conscient du temps qui s’abattait sur nous et qui nous laissait le choix des conséquences. JORGI nous fixait avec son air d’esclavagiste à s’en faire rougir le gras des joues, avec ce rictus qui entraînait sa bouche vers le bas, vers ce bas qui était-nous, sur lesquels il était prêt à dégueuler la part la plus sombre de son être. Et quand on connaissait JORGI, on savait que cette partie de lui était celle qui prenait le plus de place. — BRIEFING ! NOM DE DIEU ! Qu'’il gueula sèchement. Toujours rien, on ne bougeait pas, on tenait bon, le mur de l’atlantique. Dans ces cas-là, c’était Bobby qui se sentait obligé d’intervenir. — Aller ! Aller ! Les gars au briefing. Fini de déconner. On ne fait pas attendre le patron. Bobby tournait autour des tables d’un pas assuré, persuadé qu’on le craignait. Pépé, lui, fumait sa cigarette tranquillement. Il était dans un autre monde, il était à Monaco, à Londres, à Montréal. Il était là où ses vingt ans étaient enterrés avec l’espoir, les roses fanées, les rêves et le goût de vivre. Bobby passait et repassait en nous regardant tous en coin avec son air suffisant. Mais rien, que dalle, on ne lâchait pas. Fallait une victoire, juste une pour se sentir encore humain. On avait tous besoin de ça. Bobby s’est mis à faire les gros yeux. — Bon les gars, ca commence à bien faire. On ouvre dans dix minutes. Si personne ne se lève, vous allez avoir des emmerdes, des emmerdes plus grosses que la tour Eiffel. Vous m’AVEZ BIEN COMPRIS ? Pépé qui finissait sa clope, fit un geste avec son doigt. Bobby s’approcha de lui aussitôt avec son sourire des grands jours, le sourire du conquérant, celui qui tient sa victoire. Nous, on ne voulait pas faire gagner Bobby. On voulait que cette victoire soit la nôtre, la victoire des tripes et de la sueur. Bobby se baissa lentement sur la table de pépé pour le regarder tout sourire, il irradiait ; mais pépé ne disait rien, il fumait toujours. Arrivé au bout de son mégot, il tira une dernière taffe et jeta son regard comme un poignard dans celui de Bobby et pendant que Bobby accusait le coup, pépé fit le tour de son âme, voyage rapide, incursion en terre vierge, vide et silence, avant de lui souffler toute la fumée au visage comme on crache sur celui du traître. Il se leva ensuite, calmement, réajusta sa ceinture et sa cravate et se présenta devant JORGI. — Briefing ! Messieurs ! Qu’il nous dit tout aussi calmement. Toute l’équipe se leva sur les seules paroles de pépé et pendant qu’on passait près, tout près de Bobby, chacun de nous écrasa au sol sa cigarette tout près des chaussures de Bobby qui ne bronchait jamais quand un homme se tenait debout, tout près de lui. JORGI commença son briefing comme si de rien n’était à nous resservir toutes ses conneries qu’on connaissait déjà, tout en scrutant les ongles au bout de nos mimines. Bobby jurait dans son coin qu'’il nous aurait tous sans exception, mais en se gardant bien d’élever la voix. Colère de sans couilles. Et nous les loufiats, les derniers aristocrates du prolétariat, nous gardions les épaules droites et la tête bien haute, posture de la victoire. C’était la nôtre ! On avait gagné une petite bataille, mais on savait tous que la guerre se gagnait loin de ce métier, loin des mangeurs d’âmes qui, chaque jour, dévorent un peu plus le cœur de tous ces hommes qui attendent dans cette vie pleine de petites histoires que la mort vienne.

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